30

 

 

 

Quelques heures plus tard, ils terminaient l’eau-de-vie candérienne que Rhapsody leur avait apportée. « Auriez-vous une vague idée de l’identité de l’individu qui servait d’hôte au F’dor pendant votre absence ? demanda le roi firbolg en jetant la bouteille vide dans l’âtre.

— En effet, répondit Rhapsody. Les propos d’Oelendra m’ont permis de comprendre ce qui est arrivé à Gwylliam. Vous rappelez-vous le cadavre découvert près du sien dans la bibliothèque, celui d’un homme que nous avons pris pour un garde ? » Les deux Bolgs hochèrent la tête. « C’était probablement l’hôte du F’dor. Il devait être bien moins redoutable que Gwylliam, et c’est pour cela que ce dernier a pu le tuer avant de succomber à son tour. N’avez-vous jamais pensé qu’il y avait un troisième personnage ? » Achmed et Grunthor opinèrent une fois de plus. « Eh bien, c’était certainement le cas ! Il ou elle était le témoin innocent. Et quand l’hôte du F’dor est mort de la main de Gwylliam, l’esprit démoniaque a pris possession de cet individu pour s’éclipser de la crypte.

— Ça se tient, reconnut Achmed.

— Dommage que je n’aie pu déterminer de qui il s’agit, marmonna Rhapsody. Oelendra a véritablement vu le F’dor sous une forme humaine, il y a longtemps, et elle l’a recherché en vain pendant plus d’un millénaire. Mais j’ai réuni quelques indices.

— Par exemple ?

— Eh bien, je suis pratiquement certaine que le deuxième assassin présent dans la basilique était le F’dor ! J’ai capté les mêmes vibrations que face au Rakshas. Sans doute parce que le même sang court dans leurs veines.

— Voilà qui paraît logique. Avez-vous relevé des éléments qui permettraient de l’identifier ?

— Je n’ai pas vu ses traits, qu’un casque dissimulait. Mais j’avais déjà remarqué un casque comparable, surmonté de deux cornes. Vous rappelez-vous quand je suis allée à la rencontre du seigneur de Roland pour signer le traité de paix ?

— Certes.

— Il y avait un bénédicte, le Bénisseur de Canderre-Yarim. Il portait un casque à cornes et un symbole solaire semblable à celui qui caractérisait le F’dor dans l’ancien monde, même si je n’ai pas pu voir de près la pierre sertie dans l’amulette.

— Tous les officiers et les nobles de Yarim ont de telles tenues. L’ambassadeur était vêtu ainsi, lors de la visite de leur délégation.

— Hum. Je ne suis encore jamais allée à Yarim, mais tous considèrent que c’est un antre de pure décadence. C’est là que vit l’Oracle Manwyn, la Devineresse de l’Avenir.

— Parlez-moi de ce bénédicte, demanda Achmed.

— C’est le frère cadet de Tristan Steward, le tout dernier des cinq bénédictes orlandais, et le plus faible du lot. Je doute qu’il ait des chances d’accéder au Patriarcat, compte tenu de ses liens avec Bethany et de son inexpérience.

— Assassiner le vieux bouc était peut-être pour lui l’unique moyen de s’assurer le titre. Si cette bague est la clef d’une telle position, Ian Steward escomptait peut-être la prendre au Patriarche lorsqu’il serait vulnérable, en plein milieu de la cérémonie.

— Possible, fit Rhapsody qui paraissait néanmoins en douter. Vous savez, il m’est difficile d’imaginer qu’un tel prélat serve d’hôte à cette abomination. Les religieux passent presque tout leur temps dans les basiliques, sur un sol consacré, et il me semble impossible que l’un d’eux soit à la fois démon et bénédicte. La sacralité des lieux empêcherait tout démon, même originaire du vieux monde, d’arriver à ses fins. Le F’dor, si c’était lui, n’a pu entrer dans la basilique de Sepulvarta. En tout cas, il n’a pas dû aller plus loin que la nef. Le mieux qu’il ait pu faire, c’est dresser un bouclier igné pour faciliter la fuite du Rakshas.

— En ce cas, c’est peut-être un des nobles orlandais avec lesquels les bénédictes partagent le pouvoir », marmonna Achmed, la main sur le menton. « S’il y avait un affrontement entre l’Église et l’État, qui s’opposerait au Patriarche ?

— Certainement notre vieil ami Tristan Steward, le seigneur de Roland.

— Ah, oui ! fit Achmed en souriant. Eh bien, espérons-le !

— Pourquoi ?

— Dois-je vous rappeler sa balourdise ?

— Elle est indéniable.

— Mais ne joue-t-il pas la comédie ? Les F’dors sont des experts en duperie. Ils peuvent se montrer aussi convaincants qu’une Baptistrelle, mais ils s’expriment par un habile mélange de mensonges et de propos prêtant à confusion qu’ils pimentent de quelques pointes de vérité. »

Rhapsody en frissonna. « Qu’il se sente à son aise parmi les Cymriens ne m’étonne plus.

— Vous suspectez un grand ponte, mais qui vous dit qu’il ne reste pas dans l’ombre ? demanda Grunthor.

— Il peut s’agir d’un individu puissant et discret à la fois, admit Rhapsody. Faute de pouvoir posséder un individu dont la volonté est supérieure à la sienne, un F’dor se lie à quelqu’un qui est presque aussi fort que lui et exploite ses capacités pour se développer avant de se choisir une autre victime, plus jeune mais d’une vitalité égale. Étant donné qu’il a pratiquement détruit Ashe, je crois pouvoir dire sans risquer de me tromper qu’il a atteint le faîte de sa puissance. Quelle que soit votre opinion sur Ashe, vous devez reconnaître que c’est un homme avec lequel il faut compter.

— Certes. » Achmed s’adossa au mur. « C’est à Llauron que je pensais.

— Llauron est le père d’Ashe.

— Qu’est-ce que ça change ? Si ce démon le possède, l’identité de ceux qui se dressent sur son chemin lui importe peu.

— Là n’est pas la question. Que Llauron ait eu un fils l’élimine de la liste, si vous n’avez pas oublié. "Il ne se liera à personne qui a conçu ou engendré des enfants, et il ne pourra jamais le faire sans que sa puissance n’en soit diluée plus encore." »

Achmed soupira. « Si vos suppositions sont exactes. Ashe est peut-être un bâtard, et je suis même prêt à le parier. Croyez-moi, Rhapsody, la duperie peut s’étendre bien au-delà de ce que vous imaginez. Il serait sans doute préférable que vous renonciez à comprendre. »

Elle se mit debout et réunit ses biens avant d’aller déposer un baiser sur sa joue.

« Vous avez probablement raison. Je ferais mieux de m’intéresser à ce que nous allons faire. Dans un ou deux jours, j’irai avec vous au Loritorium puis dans la Colonie, afin de découvrir si je puis être utile à l’Enfant Endormie. Je vous dirai ce que je compte faire au sujet d’Ashe. Pour l’instant, et si vous avez terminé, je vais aller jeter un œil à l’hospice. N’y a-t-il aucun Bolg dont mes chants pourraient soulager les souffrances ?

— Pour autant que je sache, tous peuvent s’en passer », marmonna Achmed en levant les yeux au ciel.

Grunthor le regarda avec sévérité.

« Je fais exception à la règle, m’sieur. » Rhapsody l’avait par ses chants fait revenir des rives de l’Au-delà.

« Ce n’est pas la même chose, rétorqua le roi en fronçant les sourcils. Nul n’est à l’agonie. Elle se réfère à des soldats qui ont reçu des blessures superficielles. Son intervention les déstabiliserait et serait une perte de temps. »

Rhapsody s’autorisa un petit rire. « Vous pourriez contribuer à ce genre de thérapie, Grunthor. Chanter est pour vous une seconde nature. »

L’expression du sergent traduisit autant d’amusement que de doute. « Z’avez entendu les paroles de mes chansons, mam’zelle, fit-il en se grattant la tête. Elles contiennent plus de jurons que de réconfort. Et j’ai rien d’un Chanteur. J’ai pas appris à faire ça.

— Les mots sont secondaires. L’important, c’est que le malade ait confiance en vous. Les Bolgs vous obéissent. Ce que vous leur dites équivaut à un ordre de "l’Autorité-Suprême-Qui-Ne-Souffre-Aucune-Désobéissance". En un certain sens, ils vous ont attribué un nom. Ce que vous interprétez importe peu, le tout c’est qu’ils s’attendent à mieux se porter. Et c’est ce qui se produira. J’ai dit qu’un jour Achmed en ferait autant pour moi. »

Le roi firbolg leva les yeux au ciel.

Le géant se mit debout. « Alors, c’est entendu, Vot’ Seigneurie. Je vous accompagne. Je peux chanter aux troupes quelques refrains de "Brise-lui les os, jusqu’au dernier". »

 

Nerveux, l’ambassadeur cilla. La voix légère et agréable opposait un vif contraste avec ce qu’il lisait dans les yeux cernés et rougis.

« Eh bien, la surprise a été déplaisante ! J’ai horreur des imprévus. Mais je suis certain qu’il existe une explication à tout cela. Peut-être daignerez-vous éclairer ma lanterne, Gittleson ? Si ma mémoire ne me trahit pas, vous avez déclaré dans le rapport de votre visite diplomatique à la cour d’Ylorc que les Trois s’y trouvaient, n’est-ce pas ?

— En effet, Votre Grâce.

— Et quand je vous ai interrogé sur l’identité de ce trio vous m’avez répondu, me semble-t-il, qu’il était constitué du roi firbolg, de son garde du corps géant et d’une jeune femme blonde. Est-ce bien ce que vous avez vu à Canrif ?

— Oui, Votre Grâce, répéta craintivement Gittleson. C’est la teneur de mon rapport.

— Et c’est apparemment la stricte vérité. Tout indique que vous avez vu les Trois. Cependant, à notre arrivée dans la basilique de Sepulvarta, la femme était là à nous attendre. Comment est-ce possible, Gittleson ?

— Je l’ignore, Votre Grâce.

— La croyez-vous capable de voler ? Hum ? » Le cerne rougeâtre de ses yeux s’assombrit et prit la même couleur que le sang.

« Je… je… je ne puis l’expliquer, Votre Grâce. Croyez que je le regrette.

— Aviez-vous envoyé des membres de votre escorte surveiller ce col de montagne et la route d’Ylorc, ainsi que je l’avais réclamé ?

— Oui, Votre Grâce. Cette femme n’a pas quitté le royaume des Firbolgs, que ce soit seule ou avec la caravane postale. Qu’elle ait pu arriver à Sepulvarta avant vous me dépasse. C’est… totalement irréalisable. » Des mots dont le débit ralentit pour s’interrompre face au mépris que traduisaient ces yeux du même bleu que la glace.

« Elle était pourtant là, Gittleson. N’est-ce pas, mon enfant ? »

Une troisième voix au timbre agréable de baryton s’éleva, aussi douce que le miel. « Oui, c’est incontestable.

— Votre Grâce, je… », balbutia l’ambassadeur.

Les deux Cymriens aux yeux bleus le toisèrent, avant d’échanger un regard silencieux. Le saint homme s’exprima après ce qui parut durer une éternité.

« Vous êtes encore plus sot que je ne l’imaginais, Gittleson. Un aveugle aurait été ébloui par la puissance incommensurable de cette femme. Comment avez-vous pu vous fourvoyer ainsi ?

— Peut-être ne s’est-il pas trompé, déclara pensivement le Rakshas. Même Gittleson n’a pu se méprendre à ce point. J’aurais plutôt tendance à croire qu’il serait resté bouche bée et les yeux écarquillés et vitreux, s’il l’avait vue. » Gittleson encaissa sans ciller cette insulte qui lui apportait peut-être son salut. « En outre, si j’en avais été informé, j’aurais pu dire qu’elle se trouvait à Tyrian voici peu. »

Les yeux cernés s’étrécirent. « Continuez.

— Quel âge avait-elle ? demanda le Rakshas.

— Elle était assez jeune, répondit l’ambassadeur en hésitant. Une adolescente, en fait. Dans les quinze ou seize ans. »

L’homme plus âgé se pencha sur son siège. « Décrivez-la.

— Mince, avec des cheveux blond clair. Une peau cireuse. Banale dans tous les domaines, à une exception près : sa dextérité avec sa dague… elle jouait au lancer de couteau. »

Ses interlocuteurs grimacèrent, l’un en fronçant les sourcils et l’autre en ricanant. Finalement, le saint homme se carra de nouveau dans son fauteuil.

« Et si je vous disais, Gittleson, que la femme de la basilique possédait une beauté à couper le souffle et une âme de feu élémental…

— Je répondrais à Votre Grâce que ce n’est pas la personne que j’ai vue à Ylorc.

— Vous m’avez pris de vitesse, Gittleson. C’est la conclusion que j’allais exprimer. »

Le saint homme se servit un petit verre d’alcool.

« Les Trois ont secouru dans la Maison du Souvenir une fille qui correspond à votre description, dit le Rakshas. Probablement celle que vous avez vue. » Il se tourna vers son maître. « Je devrais peut-être aller lui rendre une visite. Nous nous sommes côtoyés un certain temps et elle n’était pas insensible à mes charmes.

— A-t-elle vu ton visage ?

— Pas dans sa totalité. Elle a pu l’entr’apercevoir. Je serais ravi de m’en occuper, Père. Si vous le souhaitez, naturellement. Elle est notre meilleur atout pour regagner la montagne.

— Va, mais sois prudent. Le roi firbolg est astucieux et il risque de déceler ta présence bien plus aisément que tu ne l’imagines. Oh, et pendant que tu y es, fais d’une pierre deux coups et passe à la phase suivante de notre plan ! »

Prophecy, Deuxième Partie
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